Hommage à Hubert Cornfield

Du 2 au 4 mars 2007

Mon père…

Mon père, Hubert Cornfield, est né dans les feux croisés des poursuites de la Fox, dans la gueule d’or du lion rugissant de la MGM. Enfants, ma sœur et moi avions toujours, au début d’un film, ce petit frisson caractéristique, car les lancements de générique étaient notre signe distinctif, notre drapeau familial si l’on veut. Notre arrière-grand-père, Leon, juif d’Ukraine et acteur de muets, produisait déjà des films en Crimée au début du siècle dernier. Son fils, Albert, moins artiste, s’était cantonné dans les affaires et avait excellé comme distributeur pour la MGM en Europe avant guerre, puis pour la Fox après. Dans cette courte lignée, Hubert vint au monde sur les rives du Bosphore, suivant la première vague d’exil qui avait chassé sa famille d’Odessa à Constantinople, puis d’Istanbul à Paris.

À quatre ans, tout naturellement, il découvre avec papa, dans une salle de projection parisienne de la MGM, la magie du grand écran qui lui donne la sensation de voler. « Comment on fait ça ? », demande-t-il. « Avec une caméra » – « Je veux faire ça quand j’s’rai grand » – « Mais il faut être du Syndicat ! » – « Syndi-quoi ? ». On ne relève pas. C’est ça qu’on fera, un point c’est tout !

Les Cornfield émigrent en pleine guerre aux États-Unis. Le jeune Hubert, en butte aux difficultés de l’adaptation scolaire et linguistique, développe un talent certain pour les arts plastiques. C’est par la petite porte qu’il renoue avec sa passion précoce pour le septième art. À sa majorité, il devient le poulain du patron de son père, Spyros Skouras, qui le place successivement au département publicité de la Fox à New York, où il dessine des affiches abstraites rarement publiées, puis au département scénario, où il lit sans conviction des scripts à la chaîne. Comme il s’ennuie, il s’initie à la caméra, une vieille Bell & Howell à manivelle, grâce à laquelle il bricole son premier et unique court-métrage : The Color Is Red (1953), sorte de clip conceptuel avant l’heure, chromatiquement saturé et entièrement consacré à l’exploration de la couleur rouge. Cette expérience, qui sera son sésame, à mi-parcours entre univers graphique et cinéma, ranime en lui sa première vocation. Skouras l’expédie en stage à l’Actors Studio, et Darryl Zanuck l’engage comme assistant sur le plateau d’un film à petit budget. Finalement, Allied Artists lui confie sa première série B. Une semaine avant le tournage, mon père, pris de panique, se met à bachoter les manuels techniques. En vrai autodidacte, il va devoir improviser… Calculated Risk, rebaptisé Uncalculated Risk pour finalement s’appeler Sudden Danger (1955), doit être tourné en une semaine et, malgré ces inquiétants auspices, ne dépasse pas son budget. Pendant le tournage, pour rentrer à la Directors Guild alors qu’il n’a que 26 ans, Hubert obtient dans la foulée, au bluff, le parrainage de Joseph L. Mankiewicz, William Wyler et Billy Wilder. Comme il avoue à ce dernier que The Color Is Red n’est ni produit ni distribué (on est en plein maccarthysme), Wilder ironise : « Ne vous découragez pas ! Essayez une autre couleur ! ». Les trois longs métrages suivants, Le Secret des eaux mortes (1957), Hold-up (1957) et Allô, l’assassin vous parle, s’inscriront donc dans la pure veine du film noir américain. Le premier est un huis clos tourné en extérieur dans la chaleur orageuse des bayous de Floride. Le second met en scène, dès le générique très graphique, un film épuré, économe dans ses moyens comme dans ses dialogues. On a beaucoup glosé sur ce road movie : Quentin Tarantino l’a redécouvert, on l’a comparé au cinéma d’un Jean-Pierre Melville… C’est sans doute la sobriété de ses plans et de son découpage qui fit la réputation de Plunder Road. Quant à The Third Voice, autre huis clos dont il a cette fois écrit le script, il met à l’honneur les acteurs – Edmond O’Brien, Julie London et Laraine Day – auxquels le scénario offre une jolie typologie de personnages.

En 1961, mon père quitte enfin la Fox et réécrit le synopsis adapté du livre de Robert Lindner, The Fifty-Minute Hour. Stanley Kramer a décidé de produire le jeune cinéma d’auteur américain. Pressure Point (1962) raconte l’impossible relation d’un détenu néo-nazi avec son psychiatre, une histoire vraie que le scénariste a complexifiée en prêtant au thérapeute, juif à l’origine, le visage d’un afro-américain, inversant les archétypes, les situations, les points de vue, sans que le récit trouve d’issue consensuelle comme en proposaient les films de l’époque sur la question du racisme. Hormis Sidney Poitier, qui s’était immédiatement imposé, le casting fut difficile. Kramer voulait des stars. Paul Newman et Warren Beatty refusèrent l’offre d’incarner le héros nazi. Heureusement, Bobby Darin, jeune crooner passé au cinéma grâce à Too Late Blues de John Cassavetes, s’enthousiasma pour le projet et sa prestation fut remarquable. Le film fut salué par la critique et la profession, mon père courait les festivals et commençait à être connu du Gotha hollywoodien. Il avait depuis toujours un projet qu’il destinait à Elizabeth Taylor et Richard Burton. Les contrats sont en cours de négociation, mon père s’apprête à rejoindre Londres, quand le projet est soudain abandonné. Il mettra du temps à s’en remettre.

En 1968, mon père écrit, produit et réalise son dernier film américain : La Nuit du lendemain. Son dernier film noir aussi, réalisé grâce au soutien d’Elliott Kastner, son ancien agent qui décroche la signature de Marlon Brando et Richard Boone. Même s’il l’avait régulièrement croisé au temps du « Studio », c’est la première rencontre officielle de mon père avec Brando, dans la suite luxueuse d’un palace de Londres. Les deux hommes ne sont pas sur la même longueur d’onde. Brando est dans une mauvaise passe, il a besoin de se refaire. Il a perdu 20 kilos pour ce projet, et compte se payer en retour. Le tournage est difficile, la réputation de l’acteur n’est plus à faire, et celle de mon père, certes moins célèbre, n’a rien à lui envier. Pour départager les deux hommes qui ne cessent d’en découdre, Richard Boone dirigera la dernière scène du tournage. « Va pour une scène !, lâche mon père. Après ça, qu’il se casse ! » Ce qui ne l’empêcha pas d’en parler plus tard, à qui l’interrogeait, avec le respect qu’on doit aux espèces protégées… magnifiques, géniales et indiscutablement rares.

Anaïs Cornfield

Partenaires et remerciements

Stéphanie et Anaïs Cornfield, la Cinémathèque Municipale du Luxembourg, Fox, Hollywood Classics.