Revue de presse de « Raging Bull » (Martin Scorsese, 1980)

Véronique Doduik - 24 novembre 2015

Raging Bull (Martin Scorsese)

Sur une musique de Pietro Mascagni, Cavalliera rusticana, sorte de valse triste, un homme, seul sur un ring, se « chauffe » en sautillant, vêtu d’un peignoir à capuchon. Ses mouvements, décomposés par le ralenti, atteignent une grâce et une gravité aériennes. Ce si joli ballet, irréaliste et funèbre, sert de prélude paradoxal à une histoire terriblement violente, celle du boxeur Jake La Motta, champion du monde des poids moyens de 1949 à 1951, surnommé « le taureau du Bronx ». Issu d’un milieu d’immigrés pauvre, il connaîtra la gloire sur le ring, puis après un mariage raté et un match truqué par la Mafia, la jalousie sexuelle, la décadence et la prison. C’est Robert De Niro qui apporte à Martin Scorsese, à bout de souffle après le tournage de New York, New York, et hospitalisé suite à une overdose de médicaments, le récit autobiographique du boxeur, publié en 1970, que l’acteur a déjà proposé en vain au cinéaste. Cette fois-ci, il le convainc de l’adapter au cinéma. Raging Bull va réunir à nouveau l’équipe de Taxi Driver : Martin Scorsese, Robert De Niro, dans le rôle principal, et Paul Schrader pour le scénario. Le film est tourné en pellicule couleur mais en noir et blanc. Il sort en France le 25 février 1981. L’ensemble de la presse reçoit le film très positivement.

Raging Bull n’est pas un « film de boxe »

Les critiques ne se méprennent pas : Martin Scorsese n’a pas tourné un film sur la boxe. Les scènes de combat, dont chacune est très courte et très violente, n’occupent qu’une douzaine de minutes sur plus de deux heures de projection. « Martin Scorsese a moins voulu décrire le monde de la boxe que relater une tragédie individuelle, se livrer à une sorte d’autopsie, par la fiction et la mise en scène, de ce que fut la vie réelle d’une des gloires du sport américain », écrit L’Humanité. Film en noir et blanc, incluant toutefois, pour la patine historique, un faux « home-movie » en couleurs, « il ne comporte pas de vaines références cinéphiliques, mais trouve sa vérité en s’appuyant sur un style popularisé au cours des années 1940 et 1950, celui des «  films de boxe  », comme Marqué par la haine de Robert Wise, mais aussi celui d’ouvrages néo-réalistes extrêmement sophistiqués tels que La Cité sans voiles de Jules Dassin », peut-on lire dans Le Matin. Pour autant, ajoute le journal, « Martin Scorsese prend son plus grand plaisir d’auteur à désobéir aux conventions qui caractérisaient les films dont il s’inspire et à se détourner des thèmes qui leur servaient de base ».

Réalisme et onirisme

Ce qui frappe de nombreux critiques, c’est la tension que Scorsese installe entre rêve et réalité. « Il alterne des séquences réalistes, nerveuses et mouvementées et d’autres, totalement oniriques, pour l’essentiel toutes celles concernant les combats. Leur beauté chorégraphique s’oppose à la bestialité de l’enjeu » (L’Humanité dimanche). Raging Bull est pour Les Échos « un film curieusement très réaliste et qui pourtant prend des allures de fable presque mystique ». « Il y a d’abord un arrière-plan social, celui de cette famille d’émigrés modestes tout à coup gangrénée, en ses rapports internes, familiers, par la réussite inespérée de l’un des siens », note L’Humanité, qui poursuit : « Il y a ensuite un style par lequel Scorsese a su conférer une spontanéité proche de celle du «  cinéma direct  », alors que tout est reconstitué, joué, interprété, mis en scène ». Le cinéaste présente des personnages vrais filmés dans des décors minutieusement reconstitués. Télérama note : « Martin Scorsese développe dans un style cru, dans un langage quelquefois ordurier, les phases d’une destinée que l’on peut considérer comme dérisoire, lamentable, ratée, inutile. Point d’héroïsme dans le récit. Les personnages rencontrés n’inspirent pas la sympathie, le sport y est appréhendé à son juste niveau de réalité : une entreprise anachronique, manipulée par un réseau de profiteurs de l’ombre, un spectacle sanglant, répugnant, qui procure au public des satisfactions assez troubles ». Et c’est dans ce paradoxe que réside pour Libération tout le talent de Scorsese, ces divers éléments réalistes constituant au final un film puissamment onirique. Avis partagé par la revue Cinéma : « Scorsese choisit un personnage tout ce qu’il y a de plus en chair et en sang, un boxeur, pour parler de spiritualité. C’est une des forces du tandem Schrader-Scorsese : éviter le discours explicatif et le plan qui en dit trop long. Sans faire de contrebande, il introduit les problèmes métaphysiques dans la vie de tous les jours ».

Une chorégraphie de la violence

La mise en scène des combats de boxe retient toute l’attention des critiques. Ils s’accordent à reconnaître la somptuosité du premier plan du film, qui s’ouvre sur une image fabuleuse : la silhouette du boxeur, dansant interminablement sur un ring dans une sorte de brume, dans le silence et le flou. « Cette chorégraphie précieuse est le seul instant de paix dans le film », note L’Express. « Les combats sont très brefs, mais rien n’a été laissé au hasard. Martin Scorsese avait tout dessiné à l’avance. La caméra est pratiquement toujours sur le ring comme un adversaire supplémentaire », note Robert Chazal dans France Soir. Le réalisateur choisit de tourner avec une seule caméra et à l’intérieur du ring. « Pour mieux en restituer l’horreur, Scorsese tourne ses séquences de combat pratiquement dans la trajectoire des poings, pendant qu’un remarquable travail sur le son nous fait presque ressentir «  de l’intérieur  », la violence des coups », ajoute Pierre Bouteiller dans Le Quotidien de Paris. « Dans un éclaboussement de sang et de sueur, la caméra de Scorsese enregistre au vol comme on lance l’éponge », écrit Le Point. « Martin Scorsese ne nous donne à voir que des éclats de match », ajoute Les Nouvelles littéraires, « des poings qui écrasent des visages en sang, véritables explosions à l’intérieur d’un crâne. Ces brèves et intenses séquences sont accompagnées par un son assez terrifiant qui tient du grondement tellurique et de la lame de fond ». « À l’élégance des ralentis saisissant le mouvement des corps comme dans un ballet répond la violence des gestes et des bruits de la boxe », renchérit Gérard Vaugeois dans L’Humanité dimanche. « Le film fonctionne comme une chorégraphie de la violence dont les coups de poing sont réglés comme des pas de danse », conclut Les Nouvelles littéraires.

Une mise en scène virtuose

La maîtrise de Scorsese dans la réalisation est unanimement remarquée : « toute la mise en scène va dans le sens de l’affirmation d’une subjectivité maximale de son regard rétrospectif : l’usage d’un noir et blanc très contrasté, de courtes focales légèrement déformantes, des ralentis, l’exacerbation de certains sons. Il intègre son écriture au délire mémoriel de ce personnage singulier dont il retrace l’itinéraire », observe L’Humanité dimanche. « Scorsese multiplie les mouvements d’appareil complexes et rapides. Dans cette étendue calculée, il entreprend de perdre ses personnages, de les faire entrer par un angle imprévu de l’image, par l’usage de la grue, de panoramiques inopinés, de recadrages vertigineux : tous ces jeux de cache-cache entre les acteurs et l’objectif ne définissent aucun point de vue » (Positif). « Il n’y a jamais de ciel. Le cadre de l’image frôle toujours la tête des personnages. Filmés en contre-plongée dans la rue ou sur un ring, ils se heurtent au plafond de l’image dès que la caméra descend à hauteur d’homme. Leur liberté s’arrête à la racine des cheveux (…) Là est la clef du film, son essence visuelle même », observe l’Express.

Certaines séquences sont particulièrement remarquées, parce qu’elles mettent en jeu peu de moyens, et sont, selon l’expression de Jean-Pierre Le Pavec dans la revue Cinéma, « des idées de cinéma visibles sur la toile », comparables à la scène du miroir où Travis / Robert De Niro joue avec un revolver dans Taxi Driver. Ainsi, lorsque Jake La Motta, en prison, désespéré, se cogne littéralement la tête contre les murs, puis s’assoit, sur sa paillasse, dans l’ombre. « À côté de lui, la lumière sur la banquette n’accroche que sa manche. Il y a quelqu’un dans le noir, l’absence, et il y a le vide dans la lumière. Toute cette scène, lisible à de nombreux niveaux, en particulier mystique, avec cette coulée de lumière qui le frôle, est la quintessence même du propos : un homme est à côté de la place qu’on lui assigne ».

Un homme « proche de l’animalité »

Boucle parfaite, le film commence et s’achève en 1964 à New York, dans la loge du champion de boxe, devenu un animateur bouffi et grotesque pour boites de strip-tease ou hôtels de luxe. Jake La Motta nous est présenté au crépuscule de sa carrière. « En fait, loin d’un réquisitoire contre la boxe, il s’agit d’une histoire d’amour, les poings servant ici d’exutoire aux pulsions meurtrières », écrit Gilles Gourdon dans Cinématographe. Martin Scorsese fait ici le portrait « d’un homme essentiellement simple, si proche de l’animalité et de la pureté, qu’il vit dans la familiarité immédiate de la vérité » (La Quinzaine littéraire). Pour cet enfant des quartiers pauvres du Bronx, « habitué dès le départ à lutter pour la vie, la violence devient pratiquement la seule façon de s’exprimer, presqu’un mode de vie », note Pierre Bouteiller dans Le Quotidien de Paris. Pour Les Nouvelles littéraires, « Jake La Motta ne se bat pas seulement sur le ring. Sa vie est un combat, contre lui-même, contre les autres, contre la peur. Ses rencontres sur le ring deviennent des règlements de compte sexuels où s’affirme une virilité brutale ». Pour appuyer cette analyse, la presse rapporte les propos tenus par Martin Scorsese lui-même : « cet homme existe à un niveau primitif, presque animal. De Madison Square Garden à l’Olympia Stadium, face à Ray Sugar Robinson ou à Marcel Cerdan, c’est contre ses propres démons qu’il frappe sans relâche avec son punch terrible ». Le cinéaste s’est intéressé à « cet être aux émotions primaires et aux pulsions violentes aussi pour ce qu’il a fait : traverser l’enfer des combats et arriver à s’en sortir, à survivre. Survivre, c’est un thème constant dans l’œuvre de Scorsese et peut-être la racine de cette tendance «  documentaire  » qui lui tient tant à cœur, conclut Marie-Noelle Tranchant dans Le Figaro.

Robert De Niro, « acteur absolu »

Cet « homme en quête », Robert de Niro l’incarne au-delà de la vraisemblance. L’acteur est l’objet d’un hommage unanime de la presse. Pour Les Nouvelles littéraires, « il ne « compose pas, il EST celui qu’il incarne ». Alain Masson dans Positif considère qu’« une fois de plus, son art, absolument corporel, repose sur l’effacement de son corps : il ne se ressemble pas ». Incarnant Jake La Motta jeune, avec ses muscles durs de boxeur, il fallait qu’il soit aussi l’obèse des années 1960, détruit par l’alcool et le dégoût de soi-même. Ne voulant pas avoir recours au maquillage, pour mieux vivre de l’intérieur la déchéance de l’athlète, l’acteur grossit de trente kilos pendant le tournage, modifiant totalement son apparence. Il suit un entraînement intensif sous la direction du vrai Jake La Motta, à l’issue duquel celui-ci dira que l’acteur est « digne de figurer parmi les vingt premiers poids moyens mondiaux. De Niro « est entré dans le rôle de Jake La Motta avec une intensité qui se moque joyeusement de la fameuse distanciation des comédiens contemporains » (Le Figaro). Le Matin écrit : « De Niro pousse à son extrême la méthode mise au point à l’Actors Studio. Il ne déguise pas sa voix, ne dénature pas ses gestes habituels. Il est l’objet d’une métamorphose fascinante », ajoutant : « les louanges les plus déraisonnables qu’on lui adresse sont justifiées ». « Acteur absolu, prêt à toutes les métamorphoses, il a, potentiellement, tous les visages », conclut Le Point.
La presse salue aussi le talent de Cathy Moriarty (interprétant Vickie La Motta), actrice non-professionnelle, cover-girl débutante découverte par Scorsese. Elle est pour Les Nouvelles littéraires « la vraie révélation du film, avec son physique des années quarante ». « Chaque mimique, chaque regard, chaque inflexion de sa voix un peu rauque évoque les stars passées du cinéma hollywoodien des années 50 »(Libération). « Son œil rêveur, triste vaguement, que la gravité du désir soudain aiguise, duchesse pâmée dans les bras du bourreau sans renier son essence aristocratique, lascive et lointaine, elle se prête à toutes les nuances de la séduction » (Cinématographe).

Ascension, chute et rédemption, le mouvement ternaire scorsésien

Les critiques reconnaissent dans Raging Bull la trame dramatique typiquement scorsésienne : le cinéaste s’est attaché « à dépeindre un cas quasi-pathologique d’autodestruction physique et psychique » (Cinéma), « un homme saisi dans ses contradictions et sa violence » (Combat socialiste). Le film retrace « l’ascension et le déclin d’un homme en guerre avec lui-même qui trouvera la grâce dans la prison où sa jalousie maladive l’a conduit », écrit L’Humanité dimanche, poursuivant : « Jake La Motta est un pur, un innocent qui va au bout de son rôle, sans faillir. Sa carrière (sa Passion) a ses trahisons, et ses crucifixions. Tous les hommes depuis le Christ sont seuls contre le monde entier ». L’Express ajoute : « Ici se situe l’épicentre du film : dans ce conflit entre le péché et la rédemption, entre la chute et l’ascension ». Le boxeur déchu est pour de nombreux critiques un héros foncièrement scorsésien : « Martin Scorsese n’en finit pas de faire le même film : comme dans Mean Streets, un homme lutte pour son intégrité dans un monde corrompu. La déchéance est inéluctable », déclare aussi L’Express. Quant à Pascal Bonitzer dans Les Cahiers du cinéma, il écrit : « À beaucoup d’égard, Raging Bull ressemble à Taxi Driver. Le boxeur est travaillé par la même paranoïa de petit blanc que le chauffeur de taxi, il souffre de la même solitude, de la même envie sociale », ajoutant que « la boxe a le même rôle métaphorique et métaphysique que le taxi : elle exprime identiquement la solitude, l’identité tragique dont le sujet ne peut sortir. La célébrité de Jake La Motta est l’autre face de l’anonymat du chauffeur de taxi, elle renvoie à la même misère, celle de l’identité ». Pour Les Nouvelles littéraires, Jake La Motta est devenu un personnage de fiction, un frère en angoisse du Travis de Taxi Driver. C’est donc encore, c’est donc toujours une autobiographie à la troisième personne que poursuit Martin Scorsese. Il y a chez lui, et à son plus haut degré, l’idée de la faute et de la rédemption ».

« J’étais aveugle et maintenant, je vois »

Cette citation tirée de l’Évangile selon Saint Jean sur laquelle Scorsese clôt son film interroge les critiques. « La chasse aux interprétations est ouverte », écrit Télérama. « L’objet du film est donc l’âme », observent Les Cahiers du cinéma. La dimension chrétienne (ou du moins religieuse) de l’itinéraire de La Motta n’échappe pas à la presse : « Toute cette misère, cette cruauté, cette animalité, la veulerie des uns, le sadisme des autres, tout ce que les gens dits civilisés déplorent et dénoncent, tout ce que la nature humaine comporte de médiocre, va se heurter à la résistance d’un fragment de texte biblique dur et précieux comme un diamant », poursuit Gilbert Salachas dans les colonnes de Télérama. Pour autant, certains s’inscrivent en faux contre le point de vue exprimé par Martin Scorsese : la revue Jeune cinéma, sous la plume de Bernard Nave, proteste : « Il est permis de rester sceptique devant cette vision qui relève de la révélation d’ordre religieux. On peut ne pas être touché par la grâce ». Ce qui reste néanmoins, comme le dit Robert Benayoun dans Le Point, c’est le parcours « d’un homme qui, au travers de son épreuve, en arrive finalement à être en paix avec lui-même ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.