Eisenstein dessinateur

François Albera - 1 juin 2013

La Cinémathèque française conserve dans ses collections une série de dessins réalisés par S.M. Eisenstein.

Sur les 54 dessins d'Eisenstein conservés par la Cinémathèque française, 33 sont rattachés à des films, et 21 à la catégorie des dessins « libres » du cinéaste, ceux auxquels il s'adonne massivement depuis son séjour au Mexique jusqu'à sa mort (1931-1948). On convient en effet de distinguer quatre grandes périodes dans son activité graphique.

Celle de l'apprentissage (1908-1917), où il entre dans l'univers du dessin et de la gravure via un grand nombre d'artistes européens (Daumier, Granville, Doré, Töpffer, Busch, Gulbranson) plutôt que russes (Bilibine, Doboujinskii, Benois) avec une prédilection pour les dessinateurs « purs », voire les caricaturistes. Eisenstein enfant ne dessine ni ne peint d'après nature ; le dessin est d'emblée, pour lui, cosa mentale et s'inscrit avant tout dans l'histoire de l'art et du dessin. On lui impose bien, tant à l'école qu'à la maison, de dessiner des oiseaux empaillés ou des bustes en plâtre. Il commande même un manuel pour apprendre à dessiner les chevaux. Mais il aura horreur de ces exercices – d'ailleurs mal notés à l'école, où il est jugé « médiocre ». À la fin de cette période, il publie quelques caricatures politiques à Riga puis, en 1917, à Pétrograd (Satiricon, Gazette de Pétersbourg).

La deuxième époque est liée au théâtre (1917-1924) ; ce sont des maquettes de costumes, de décors, de mises en scène. Les références changent : on passe au cubo-futurisme et au constructivisme, alors régnants dans le milieu d'avant-garde. La construction de l'objet, du personnage, de l'espace, l'assemblage d'éléments disjoints priment. Ce caractère constructif correspond à l'avènement d'un paradigme architectural. Passé au cinéma, Eisenstein cesse de dessiner car on ne saurait modeler le profilmique sur un projet graphique, c'est la logique de l'objet filmé qui définit les lois de la construction filmique. Le dessin est « absorbé » par ce travail de construction à l'intérieur du cadre (grâce aux objets industriels) et entre les cadres (les plans), dans le montage. Cependant, avec les projets de la fin de la décennie – en particulier Glass House –, le dessin redevient un instrument de travail pour préfigurer les images, mêlé aux notes préparatoires et aux ébauches de scénario, qui se multiplieront à Hollywood. En outre, le voyage en Europe (1929-1930), les spectacles des cabarets berlinois, la vie parisienne sont un puissant stimulant pour renouer avec le dessin, qui est le lieu d'une certaine désinhibition.

La troisième période (1931-1940) a son origine dans le séjour au Mexique, où Eisenstein rompt avec le constructivisme. À la « table rase » de l'avant-garde russe s'opposent les dépôts successifs et simultanés de croyances, de pratiques symboliques, dont la pyramide à étages est une représentation explicite qu'Eisenstein relie à ce qu'on appelle la « pensée primitive » (Frazer, Lévy-Bruhl). Au Mexique, il redécouvre la prégnance de la composition. Son dessin retravaille des thèmes mexicains (traditionnels et contemporains) et mythologiques, avec une prédilection pour l'alliage explosif qu'il observe entre catholicisme et corrida. C'est aussi l'époque où se développe une inspiration érotique parfois déchaînée, hyperbolique. Le dessin entre alors plus que jamais dans la préparation des films (Que Viva Mexico !, MMM, Le Pré de Béjine, Alexandre Nevski, Le Canal de Fergana, Ivan le Terrible) et se substitue à certains projets qui ne voient pas le jour (comme La Révolte des anges, Un amour de poète, Guerre et paix).

La quatrième époque (1940-1948), à cheval sur la précédente, est celle des dernières années, désillusionnées, de l'après-guerre, où l'amertume du cinéaste tour à tour glorifié et diffamé atteint son comble tandis que la dégradation de sa santé le met face à une mort probable. Se développe une inspiration plus élégiaque et plus noire à la fois, un dessin très intériorisé contrastant avec les aspects drolatiques voire farcesques qui précédaient.

Le dessin occupe donc une place centrale dans l'activité d'Eisenstein, lieu d'une « pensée plastique » pratiquant le raccourci, la condensation, l'association libre, jouant de la déformation, exprimant une part pulsionnelle que le cinéma ou l'écriture canalisent, domestiquent ou masquent. Remarquable est l'effet de cette libération partielle sur l'art même du dessin : dynamique de la ligne seule, du dessin pur, avec un brio qui s'apparente à l'adresse du funambule sur son fil. À l'aide d'un crayon, la plupart du temps à grosse mine, ou de deux crayons de couleur (bleu et rouge), le trait engendre la figure par son mouvement même. On peut rapprocher cette pratique de l'art de la ligne de Klee, Matisse, Le Corbusier voire Cocteau, et lui trouver des proximités avec Michaux, Haring ou Beuys – pour ce qui concerne les derniers dessins, flottant, tournoyant dans l'espace de la feuille.


François Albera est professeur titulaire, section d'histoire et d'esthétique du cinéma à l'université de Lausanne. Il est un des plus grands spécialistes de la théorie et de l'histoire du cinéma en Europe. Il a publié de nombreux ouvrages et articles sur les avant-gardes, le cinéma soviétique et l'histoire du cinéma français.