Archives Pialat : les projets non tournés

Vincent Amiel - 24 février 2013

À l'occasion de l'exposition « Maurice Pialat, peintre & cinéaste » (du 20 février au 7 juillet 2013), Sylvie Pialat a fait don des archives du cinéaste à la Cinémathèque. Parmi celles-ci un grand nombre de projets non tournés par Pialat. Premier survol de cette documentation exceptionnelle et inédite.

37 projets de films non tournés, des dizaines de scénarios de courts-métrages réalisés, des poèmes, des pièces de théâtre ébauchées : c'est peu dire que les archives données à la Cinémathèque française par Sylvie Pialat sont riches. Elles complètent formidablement le matériau « génétique » dont disposait déjà la Cinémathèque autour des tournages de Maurice Pialat : témoignages, reportages, entretiens... Et elles font de ce cinéaste, si longtemps réputé comme inabordable, l'un de ceux dont les étapes du travail nous sont aujourd'hui les plus accessibles.

Dans les projets écrits par le cinéaste entre les années 1950 et les années 1990 (puisque différents documents, relatifs aux projets Les Meurtrières et Mac Ruby vont jusqu'en 1995 et 1996), on trouve des formes très différentes, des sujets évidemment très variés aussi, mais surtout on entrevoit des types de films dont la teneur aurait été singulièrement différente de ceux que nous connaissons aujourd'hui.

Sur la forme des synopsis qui figurent dans les dossiers, on est frappé par les ambitions littéraires de Pialat : loin de se contenter d'une trame narrative ou de dialogues, beaucoup de ses tapuscrits adoptent un style, une écriture qui les disposent moins à devenir des documents de travail qu'à être pleinement eux-mêmes des essais littéraires. Ainsi de ceux qui se présentent sous une forme poétique, comme La Visiteuse (1956), qui commence de la manière suivante :

« Un jour calme
Un jour d'ennui
Un jour de détermination
Où quelque chose s'est perdu entre les murs fanés d'un grenier
J'ai reçu la visite hâtive
D'une personne calme et mélancolique »

Même forme « littéraire » pour ceux qui adoptent une narration à la première personne, de type romanesque, sans que l'on sache comment elle aurait pu être traduite cinématographiquement : c'est vrai de La Plume d'un coq, en 1951, ou du Film en couleurs (date inconnue) qui est une variation sur les couleurs de la vie confrontées à celles d'un film. Ou encore de L'Auto d'avant-guerre, en 1954, description d'une atmosphère surannée faite à la première personne, et composée comme une nouvelle plutôt qu'un scénario. Pourtant, il n'y a pas d'ambiguïté sur ce point : on trouve dans La Plume d'un coq un découpage technique relativement développé qui en manifeste clairement la destination initiale. Si ces formes différentes indiquent en elles-mêmes, sans doute, le style que Pialat désirait donner aux films, y figurent aussi – très rarement – des précisions formelles explicites ; par exemple dans Avant le mariage ou Gisèle (date inconnue), au détour d'une page : « Dans ce film assez bavard, je place exprès cette séquence majeure de silence... L'éclairage aura trois valeurs : 1 blanc, 1 noir, 1 gris. » Mais rarement des comparaisons ou des indications rapprochent ces projets d'un univers romanesque ou pictural. Quasiment aucune allusion cinématographique non plus – on ne s'en étonnera pas aujourd'hui –, sauf, à l'endroit d'un personnage, une comparaison avec Boudu, le personnage du film de Renoir... On ne s'en étonnera pas non plus.

Les genres des films sont plus variés qu'on pourrait le penser : on trouve des films fantastiques, mais d'un fantastique qui naît de la réalité, comme se plaira à le faire remarquer le cinéaste par la suite, déclarant qu'il n'y a pas plus « fantastique » que les films des frères Lumière, par exemple. C'est l'étrangeté du réel, et parfois du réel le plus plat, qui crée cette atmosphère, tangible dans La Plume d'un coq ou La Muette ou Journal d'un salaud. En 1954, on trouve deux films de science-fiction, L'Oiseau blanc et Les Formes, dans lequel apparaissent des martiens... Dans la même décennie semble-t-il, des films burlesques : Le Café, en 1958, ou Drôle de mariage (date inconnue). À cet éclectisme s'ajoutent même un projet documentaire assez détaillé sur Strasbourg, intitulé La Ville des routes, et dont il existe trois états différents, plus un découpage, preuves d'un travail avancé. Enfin, quelques projets se distinguent, soit par leur complexité, soit par le rapport qu'ils engagent avec la réalité, et qui annoncent les grands films des années 1970.

Parce qu'il associe ces deux catégories, il faut s'arrêter sur L'Enfance de Marcel Proust, découpage datant de 1966, comportant 13 feuillets serrés, dans lesquels les commentaires de Pialat éclairent bien des choses sur la conception qu'il se fait de la création, sur les rapports de l'artiste et du monde, et, accessoirement, sur l'œuvre de Proust elle-même. 25 ans avant Van Gogh, il y est question des mondanités détestées, de la transformation des expériences de vie en création artistique, et des derniers jours d'un artiste, surtout. La chambre où meurt l'écrivain est plus centrale encore que son enfance, malgré le titre du projet ; là encore, la proximité avec Van Gogh est frappante. Avec un soupçon de mélancolie dont le film de 1991 est secrètement porteur : « Et dans le parc où il a laissé tous ses étés jusqu'à 15 ans, voici "la Porte Blanche" [...]. Ce jardin nous l'avons tous connu et tous perdu, car il n'existait que par notre jeunesse et notre imagination. » Quatre parties sont prévues : La Chambre, L'Enfance, Du côté de Guermantes, Le Livre. Pour chacune, une série de plans. Sans doute y a-t-il derrière tous ces plans et les nombreux portraits de Proust prévus, l'idée de chercher le lien, là encore, entre l'œuvre et la vie. À la fin du film, le sujet est explicite : « À la recherche de Marcel Proust enfant »...

Autres projets passionnants et éclairants, tous ceux qui, dans les années 1970, sont en rapport avec la vie rurale, avec des récits au réalisme aride, et qui sont évidemment dans la lignée de La Gueule ouverte, annonçant même Sous le Soleil de Satan, établissant une sorte de passerelle entre reconstitutions autobiographiques et adaptations littéraires. La Montagne évoque la fin des villages, de la société paysanne, en prenant comme axe de l'intrigue les problèmes de formation de couples, le célibat, thèmes qui étaient déjà fréquents dans les projets des années 1950. Madeleine, d'après un roman d'Ernest Pérochon, envisagé pour la télévision en 1977, se situe dans une ferme de la campagne française et, si l'on y trouve une cruauté et un cynisme à la Maupassant, n'est pas sans rappeler non plus Bernanos, avec une fin qui évoque celle de Mouchette, et une âpreté que l'on retrouvera dans Sous le soleil de Satan. On a là un matériau plus conforme à ce que l'on connaît de Maurice Pialat, et l'on voit, rétrospectivement, où ces projets auraient pu mener. On voit surtout comment les intrigues, depuis les années 1950, se simplifient et gagnent en épaisseur sociologique (ou naturaliste) en se déplaçant dans un milieu identifié, qui a déjà ses représentations, ses clichés, ses conventions : mélange typique de Pialat, loin du caractère presque « documentaire » que l'on prête souvent à ses films.


Vincent Amiel est professeur de cinéma à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique et essayiste. Il collabore aux revues Positif et Esprit. Il a publié, entre autres, Esthétique du montage, ainsi que des ouvrages et textes consacrés à Maurice Pialat, Robert Bresson, Max Ophuls.