Rosalinde Deville, la discrète

Tania Capron - 13 mai 2019

Elle est l’épouse de Michel Deville, mais pas seulement… Productrice des films de son époux, directrice d’Elefilm, auteure de Nuit d’été en ville, scénariste de La Lectrice : parmi les 794 dossiers du fonds d’archives qui leur est doublement consacré, plusieurs dizaines rendent compte plus spécifiquement de l’activité de Rosalinde Deville, dont les 86 indexés à son nom comme auteure. Et au fil des réflexions qu’elle livre ça et là s’ébauche un tableau de son travail pour et avec Michel.

« On s’entend extrêmement bien, on fait tout ensemble. En Amérique – sans vouloir se mettre sur le même plan –, il y a les frères Coen. Les frères Coen c’est quoi ? Un couple. L’un écrit et produit, l’autre co-écrit et réalise. C’est exactement ce qu’on fait. On devrait dire un film des Deville, mais elle ne veut pas qu’on dise ça, alors dans le générique, on écrit : réalisé par Michel Deville, mais pas : un film de Michel Deville. »
(Michel Deville in Rosalinde vue par…)

Aimer

Rosalinde Damamme rencontre Michel Deville en 1968 sur le tournage de L’Ours et la Poupée, qui a en partie lieu dans la maison où elle a grandi et habite encore à l’époque, près de Rouen. Elle observe avec curiosité cette équipe qui investit le petit village de mille personnes. Le cinéma de Michel Deville, elle le connaît comme spectatrice. C’est l’époque des ciné-clubs, elle voit beaucoup de films, mais rien ne la destine au cinéma. Elle a une formation d’historienne, a travaillé à la conservation du patrimoine. À cette époque, elle s’occupe de la mise en place de l’un des premiers parcs naturels régionaux, en Normandie. En 1973, Michel Deville tourne Le Mouton enragé. Il lui fait lire le scénario, l’emmène en repérages, lui demande des idées de costumes. Après la sortie du film, il lui propose de vivre et de travailler avec lui. Car pour Michel, travailler sur un film et vivre, c’est la même chose.

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« Cette salle de bains, c’est une création déco dans la salle de billard ! Quand j’y pense, il y a beaucoup de baignoires et de salles de bains dans les films de Michel… » Brigitte Bardot et Jean-Pierre Cassel dans L’Ours et la Poupée. Photo de plateau © Eléfilm

 

Seconder

« Je me rends compte très vite qu’elle m’en dit dix fois plus, cent fois plus que tous mes autres assistants réunis, je vois qu’elle sera une formidable assistante. » (Michel Deville)

Pour Eaux profondes, Rosalinde Deville est assistante et costumière. « Le travail du costumier, c’est de trouver des vêtements qui rendent visible la personnalité du personnage et aillent aussi avec la personnalité de l’acteur. » Rosalinde devient officiellement assistante du réalisateur sur L’Apprenti Salaud. Puis ce seront Le Voyage en douce, Le Dossier 51, Eaux profondes… En 1960, pour Ce soir ou jamais, Michel Deville avait créé sa propre société de production, Éléfilm. Mais il ne se souciait guère de sa gestion, qu’il laissait à d’autres que lui. C’est un artiste, jeune, plein d’enthousiasme : les contrats de ses premiers films tiennent sur une page. Quand Rosalinde arrive, Éléfilm est devenue marginale. Michel a une part producteur, mais travaille avec des groupes comme Gaumont, associés à des producteurs exécutifs, ou intermédiaires, ProSpectacle, Hamster Films, une contrainte qui devient pesante pour la création…

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Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Sandrine Kljajic dans Eaux profondes. Photo de plateau © Eléfilm

Quand l’administrateur d’Éléfilm cesse ses activités, Rosalinde Deville reprend la main. Elle est un atout précieux : elle connaît le plateau, les coûts, peut déterminer où il est nécessaire de mettre de l’argent, ou non. En bref, elle en sait assez pour monter un budget et le dépenser à bon escient. C’est ainsi qu’ensemble, ils de produire les films de Michel, seuls.

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Echéancier pour Le Paltoquet. Fonds d’archives DEV 366B74
 

Produire

À partir du Paltoquet, en 1986, Rosalinde Deville prend officiellement et définitivement les rênes de la production, via la direction d’Éléfilm. Elle travaille au jour le jour sur chaque tournage.

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Tournage du Paltoquet, Claude Piéplu, Michel Gesberg, Max Pantera, Philippe Léotard, Laurence Lemaire, Richard Borhinger, André Diot… © Eléfilm

 

« Comme du temps de l’assistanat, je garde le plaisir du concret, du plateau. Je suis sur le tournage au début, à la fin de la journée, et à la demande, toujours disponible et proche de l’équipe. Mais j’ai mon propre domaine, qui est le financement des films, puis tout le travail de communication pour la sortie. J’ai le meilleur : seconder Michel, faire l’interface entre lui et l’équipe, mais ce n’est plus moi qui bloque la circulation des voitures – encore que ! Un tournage a quelque chose de très passionnel, intense, fusionnel. J’ai toujours observé une très grande exigence professionnelle de la part des techniciens, qui sont d’une dévotion incroyable si le metteur en scène a une vision forte. Les métiers du film demandent une capacité d’adaptation énorme, beaucoup d’imagination, d’écoute, et une capacité extraordinaire à travailler ensemble. Quand un technicien est remplacé une journée, son remplaçant est immédiatement à sa place sur le plateau, comme s’il avait fait tout le film. Il faut un très grand savoir-faire technique et humain, pour mettre à l’aise les comédiens. Observer cette qualité de travail et de personnes est un des bonheurs de ce métier. »

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« L’avantage d’être productrice, c’est que ça dure, vous vendez le film et vous continuez à vous en occuper, tandis que tout le monde part sur autre chose. » Suivi de diffusion d'
Adorable Menteuse, 1994. Fonds d'archives DEV 35B7

 

« Malgré tout, le producteur reste très solitaire : vous portez seule la responsabilité du financement. Vous avez beau faire partie de l’équipe, avec des rapports de confiance et de solidarité, si vous faites défaut, personne ne peut vous aider. Les gens doivent avoir leur chèque le vendredi. Et vous n’avez comme garantie de parvenir à trouver le financement que votre propre conviction. C’est une charge énorme, dont tout le monde autour se désintéresse, ce qui est normal. En revanche, vous êtes sollicitée sans arrêt : une modification de plan de travail, un changement de décor, une échéance. Et « est-ce que ça me va, cette robe ? » Chacun peut dire si une robe va bien. Mais savoir si un dossier pour la commission d’avance sur recettes est convaincant, construire un plan de financement, choisir une affiche… C’est spécifique et en même temps intuitif, chaque décision est une prise de risque. »

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Lettre à Michel Schmidt, Canal Plus Image, 19 janvier 1998. Fonds d’archives DEV 19B4

 

Rosalinde Deville revient aussi sur le financement des films, parfois compliqués à monter. « Nous nous sommes toujours appliqués à payer les gens correctement et à respecter les conventions, qui n’ont pas à être remises en question. Si un réalisateur reconnu ne peut pas honorer les règles de la profession, qui va le faire, hormis Pathé et Gaumont ? Malgré tout, c’était moins amusant dans les derniers temps, parce qu’il s’est produit une vraie inflation des coûts des films et des coûts de sortie, et que le public a envie de films évènements. Les financements privés sont devenus rares, on ne travaille plus qu’avec des fonds publics ou parapublics, en investissant les préventes des chaînes de télévision, les MG étrangers et vidéo… On n’aurait jamais fait les films qu’on a faits sans France 2, France 3, Canal plus… Il y en a toujours eu un pour se « dévouer » pour financer un film, qui ne ressemblait pas à celui d’avant, toujours un prototype, expérimental, restant néanmoins dans une économie traditionnelle. Le milieu professionnel que j’ai connu était averti et solidaire. Je rends hommage au service public, à l’avance sur recettes aussi. Contrairement aux idées reçues, les financiers et les chaînes publiques savent très bien dans quel film ils investissent. Ils ne banalisent pas les scénarios, assument les risques et assurent un soutien fidèle aux auteurs.

À l’exception de courts métrages d’amis ou de techniciens, tel Les Genoux d’Ariane de Pierre Rissient en 1960, Eléfilm ne produira pas d’autres films que ceux de Michel Deville.

« Dès lors que j’écrivais aussi les films, et m’occupais du catalogue, donc du suivi de l’exploitation avec notre mandataire, il ne me restait pas de temps du tout. Pour moi, le producteur doit aussi s’intéresser de très près au scénario, être un interlocuteur. Pour Le Paltoquet, les péripéties du roman étaient hasardeuses, on a beaucoup travaillé sur la mécanique de l’histoire, les articulations du scénario et le dénouement. C’était un travail fonctionnel. Une grande partie du travail de scénariste est fonctionnel : il faut faire fonctionner la scène ! »

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Annotation d’un courrier de Marie-Pascale Osterrieth, CEC Rhône-Alpes. Fond d’archives DEV 554B149

« C’est Denis Château qui disait : « Rosalinde, avec sa petite voix, quand elle dit quelque chose, ça sera comme ça et pas autrement. » Il m’a beaucoup aidée dans la production du Paltoquet, un film lourd. Il s’est rendu compte que j’étais toute seule, sans bureau ni secrétariat (l’équipe administrative est arrivée plus tard). Il m’a dit : si vous avez besoin de quelqu’un pour taper un contrat, venez chez nous (c’est-à-dire chez AAA, notre distributeur et coproducteur), m’a accompagnée à un ou deux rendez-vous. S’il y a un producteur occulte du Paltoquet, c’est lui. Quand j’ai renouvelé les droits de ce film, trente ans après, j’ai eu plaisir à le lui redire et le remercier. Il aimait vraiment les films de Michel, depuis Le Dossier 51. »

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« Les rencontres des acteurs, c’est le domaine réservé de Michel, sauf s’il me demande, ou juste pour jeter un œil. Il arrive qu’on sollicite l’avis des partenaires. Là, nous cherchons le personnage de Laura [pour
Toutes peines confondues], je m'adresse à Pierre Héros, de la Générale d'Images, un corproducteur, un partenaire depuis La Lectrice, et un ami. » Fonds d'archives DEV 554B149

Écrire

« J’ai eu du mal à l’imposer à la presse. C’est la femme du metteur en scène, donc ça ne peut pas être bien. Pourtant c’est trop grave les dialogues, on ne les confie pas à quelqu’un parce que c’est votre petite amie. […] Maintenant elle est reconnue, on sait que je travaille avec elle parce qu’elle a beaucoup de talent. » (Michel Deville)

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La Lectrice, dernières pages du film, découpage scénaristique. Fonds d'archives DEV 445B100

 

Sur La Lectrice (1988), Rosalinde Deville est créditée comme coscénariste. « Michel avait écrit une première version du roman de Raymond Jean. Je lis et je trouve que ce n’est pas assez bien. Michel adore être extrêmement fidèle à ce qu’il lit et adapte. C’est comme un jeu d’arriver à tout mettre, mais au total, ça ne fait plaisir qu’à lui et à l’auteur. Ça m’amusait de retravailler le texte : changer les lectures, la psychologie des personnages, et la fin, que je trouvais horrible : Je pars en claquant la porte, je vais être au chômage. Voilà, il n’y a plus de lectrice. C’est devenu : Je vais très bien, j’ai une voix merveilleuse […] Oh là là, j’ai pas fini. Ça c’est moi, pas Michel, mon côté optimiste, béat, militant aussi. »

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Courrier de l'éditeur Hubert Nyssen au sujet de l'adaptation de La Lectrice. Fonds d'archives DEV 446B101

Rosalinde Deville signe son premier scénario original avec Nuit d’été en ville, en 1990. « Michel voulait un film « érotique », pas un film avec des scènes érotiques. On a poussé le principe jusqu’au bout, l’histoire d’une rencontre sexuelle qui devient toute une vie partagée, racontée en une nuit. Michel ne l’aurait pas écrit comme ça, mais j’ai écrit ce qu’il a aimé filmer, je crois. »

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Michel Deville, Marie Trintignant, Jean-Hugues Anglade et Michel Deville sur le tournage de Nuit d'été en ville. Photo de tournage © Eléfilm

« Les mots, eux, garderont la splendeur d’un camaïeu amoureux… Des gestes très intimes. Deville (Michel) guide l’œil, Deville (Rosalinde) souffle les paroles. Michel et Rosalinde (Deville) ont réalisé une merveille. » (Jean-Pierre Dufreigne, L’Express, 17 août 1990)

Aimer

« Un talkie-walkie lui permet de communiquer avec sa femme Rosalinde Deville, qui, à l’intérieur du café, transmet ses indications aux figurants… Productrice, co-scénariste et premier assistant, Rosalinde Deville est omniprésente. Tout à l’heure, elle donnera un coup de main aux machinistes pour ranger le matériel. Et demain, elle dessinera des lettres blanches sur des ballons roses. » (« Moi, Cecil B. Deville », Claude-Marie Trémois, Télérama, 24 février 1988)

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La lectrice, la Générale et la petite fille, trois générations manifestent pour les droits des femmes. Photo de plateau © Eléfilm. Fonds d'archives DEV 446B101

Quel regard porte Rosalinde sur l’œuvre de Michel ? « Tout le cinéma de Michel est déjà dans son premier court métrage, Trio : sa façon de filmer, l’usage de la musique, les situations absurdes et cette élégance, cette peur d’ennuyer, une hauteur de vue et un détachement incroyable. Ce qui m’a paru évident quand on a revu tous les films pour l’édition DVD, c’est la cohérence du tout. Il y a une façon de filmer, un goût de l’ellipse, l’œuvre s’impose, autonome. Les films sont très semblables, ils sont vraiment son regard. Tous lui ressemblent : l’histoire de quelqu’un qui cherche comment sortir de sa vie pour s’en inventer une autre. Le Paltoquet est celui qui lui ressemble le plus par la présence de l’imaginaire, l’absurdité des dialogues, les coqs à l’âne. Les films de Michel peuvent avoir l’air d’une comédie, d’un policier, d’un film sentimental, mais pas comme on l’attend. Le Paltoquet est un film noir, mais qui se passe au milieu de nulle part, avec des dialogues extrêmement étranges. Ses films sont toujours sur les marges d’un genre, sophistiqués, elliptiques, un peu mystérieux, un rien hermétiques quand même, avec toujours un effet distancié. Ce sont des films difficiles sans avoir l’air de l’être, qui semblent sans risque, et pourtant… La Maladie de Sachs, mettre en scène ce qu’un médecin écrit tout seul le soir dans sa cuisine… »

« C’est l’aboutissement d’une longue collaboration. Cette fois j’ai tourné son scénario tel que, en m’abstenant de la moindre adjonction. Ce qui fait qu’elle me traite de paresseux. Elle s’occupe aussi de production et elle pourrait très bien faire la mise en scène. Il ne me resterait plus alors qu’à me les rouler complètement ! C’est ça le but ! » (Michel Deville à propos de Nuit d’été en ville, cité par Michel Boujut, L’Evènement du jeudi, 23-29 août 1990)


Rérérences

  • Michel Deville est lui-même photographe de plateau sur la grande majorité de ses films, notamment La Lectrice et Nuit d’été en ville. Toutes les photographies sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Élefilm
  • Les propos de Michel Deville sont extraits du documentaire Rosalinde vue par…, édité en bonus de L’Apprenti Salaud (1976), cote DVD 7150
  • Le fonds d’archives et le fonds de photographies Michel et Rosalinde Deville sont consultables à l’Espace Chercheurs et à l’Iconothèque de la Bibliothèque du film
  • Les citations des articles sont extraites des revues de presse numérisées disponibles sur le catalogue en ligne Ciné-Ressources
  • Vingt-six films de Michel Deville, dont les rééditions des DVD augmentées de très riches bonus documentaires, sont disponibles à la Bibliothèque du film.

Tania Capron est médiathécaire à la Cinémathèque française.