Yvonne Sassinot de Nesle, costumière : « il ne suffit pas de dessiner ! »

Rachel Guyon - 20 novembre 2018

Née en 1937, Yvonne Sassinot de Nesle est peintre-graveur de formation. Sa carrière prolifique de créatrice de costumes la mène de la télévision au théâtre, de l’opéra au cirque, et au cinéma. Des années 1980 aux années 2000, elle tourne avec de grands réalisateurs : Jean-Jacques Annaud, Philippe de Broca, Roland Joffé, Andrzej Wajda, Bertrand Tavernier ou encore Youssef Chahine. Récompensée en 1985 par le César des meilleurs costumes pour Un amour de Swann de Volker Schlöndorff, elle met fin à sa carrière en 2006 pour se consacrer à la peinture. Cent cinquante-deux dessins sont consultables en version numérisée à la Bibliothèque du film. L’ensemble constitue un matériau précieux pour qui voudrait aborder l’étude du métier de costumière, ou voir de quelle façon le cinéma s’empare de l’Histoire et l’inscrit dans les films.

Projet pour « La Dernière tentation du Christ » (Martin Scorsese, 1988) © ADAGP

L’histoire et les hasards

Diplômée et passionnée d’histoire, Yvonne Sassinot de Nesle pratique assidûment la peinture et dessine de nombreux personnages. Elle puise son inspiration dans la littérature, de La Tempête de Shakespeare à Musset, en passant par la Bible, et ses créations lui ouvrent d’abord les portes de la télévision. C’est ainsi qu’elle collabore notamment avec Nina Companeez pour les costumes des Dames de la côte.

Projet pour « Les Dames de la côte ». Aquarelle et gouache. © ADAGP

« Les Dames de la côte ». Aquarelle et gouache. © ADAGP

La création

Quelle que soit la technique utilisée, on décèle toujours dans ses dessins l’influence première de la peinture.

Projet « Lakmé », Opéra comique. Crayon de couleur, gouache, mine de graphite. © ADAGP

« Lakmé », Opéra comique. Crayon de couleur, gouache, mine de graphite. © ADAGP

Elle commence par dessiner, utilise souvent la gouache, l’aquarelle, mais aussi les crayons de couleurs, la mine de graphite et même le feutre ou le stylo bille.

Projets pour « Deux Frères » (Jean-Jacques Annaud, 2003) et « Roméo et Juliette » (Petrika Ionesco).© ADAGP

« Deux Frères » (Jean-Jacques Annaud, 2003).Crayon de couleur © ADAGP
et « Roméo et Juliette » (Petrika Ionesco, 2000). Stylo bille. © ADAGP

Elle conçoit des maquettes très précises, annotées et accompagnées d’échantillons de tissus.
Projet pour Un Amour De Swann

« Un amour de Swann », Volker Schlöndorff, 1983. Crayon de couleur, Mine de graphite. © ADAGP

«  J’habille les personnages, je ne les deguise pas ! »

Elle s’adresse ensuite à des couturières spécialisées qui recopient fidèlement ses modèles, et elle en suit de près la conception. Selon elle, c’est la qualité des tissus qui fait la marque d’un bon costume. Les étoffes qu’elle choisit sont souvent chères et d’une résistance à toute épreuve. Lorsque les costumes sont neufs, elle casse leur aspect en vaporisant les tissus avec une encre légère, puis les délave et y « imprime » la marque du comédien. C’est ainsi qu’elle fait dormir Patrice Chéreau dans le costume de Bonaparte…
Si Yvonne Sassinot de Nesle préfère la création, même pour les figurants, elle cherche parfois de vrais costumes d’époque. Elle ne s’adresse pas à des loueurs, mais préfère chiner, aux puces ou chez les antiquaires. Elle déniche des vêtements authentiques, dont les silhouettes et la broderie très fines sont impossibles à recréer de nos jours. Ensuite, elle rejoint son idée de départ avec un savant travail de couturière, et adapte chaque vêtement aux corps des comédiens : « en 1914, alors qu’on commençait à abandonner le corset, les femmes avaient encore des cambrures, des volumes, des tours de poitrine beaucoup plus importants que maintenant, il faut les réadapter aux corps [actuels]. »

L’inspiration

Au cinéma ses choix se portent fréquemment sur des films d’époque, et pour travailler, elle ne fait pas que dessiner. Elle se documente, en « vrai rat de bibliothèque », et beaucoup de livres lui indiquent la façon de porter le costume. Les ouvrages d’époque sont autant de modes d’emploi sans lesquels le costume risquerait d’être figé, et cela se verrait à l’écran, estime-t-elle.

Projet pour L'Amour Conjugal

« L'Amour conjugal » (Benoît Barbier, 1995). Crayons de couleur, mine de graphite.© ADAGP
Annotations sur la façon de porter la cape avant la bataille.

Elle trouve dans les ouvrages certains détails précis : pour réaliser les costumes du Danton de Wajda, elle s’appuie sur les écrits contemporains comme ceux de Musset. Ils lui apprennent que les enfants des guillotinés portaient un fil rouge autour de la gorge et se saluaient lorsqu’ils se croisaient. Ainsi dans le film, Lucile Desmoulins, apprenant sa condamnation, se met un ruban rouge autour de la gorge et baisse la tête brutalement. Les archives d’époque, tel l’inventaire après décès, lui apprennent aussi que Danton était très coquet, et possédait une ahurissante collection de costumes.
Lucile Desmoulins et Danton, projets pour « Danton »(Andrzej Wajda, 1982).

Lucile Desmoulins et Danton, « Danton » (Andrzej Wajda, 1982). Gouache. © ADAGP.
On voit la richesse des tissus sur la maquette.

Yvonne Sassinot de Nesle se réfère aussi bien sûr aux romans dont sont issus certains films. Pour Un amour de Swann, elle puise énormément dans À la recherche du temps perdu. L’iconographie est également une source d’information très précieuse. Pour Vatel de Roland Joffé, les tableaux de Mignard l’incitent à éliminer les colliers pour les femmes et la dentelle pour les hommes. Les dessins de Watteau ou de Fragonard, plus encore que leur peinture, ont pour elle un caractère de reportage très utile.

Parfois, elle se déplace. Pour réaliser les costumes du film Adieu Bonaparte de Youssef Chahine, elle se rend en Egypte et y découvre que, dans les campagnes, sous leurs habits noirs, les femmes portent des étoffes très colorées.

Projet pour Adieu Bonaparte

« Adieu Bonaparte » (Youssef Chahine, 1984). Crayon de couleur et mine de graphite. © ADAGP
Sous le noir, les couleurs.

« Quand vous [vous] êtes très documenté, il arrive un moment où vous vous ‘ébrouez’, et il reste l’essentiel » explique-t-elle. Elle croise les sources historiques, ne s’en tient pas qu’à l’image, la photographie ou la peinture. Obtenir un costume « vivant », c’est cela qui l’intéresse.

La costumière, le comédien et le personnage

Yvonne Sassinot de Nesle imagine le costume à la fois pour un personnage et pour son interprète. Il lui faut parvenir à faire le lien entre les deux. Lorsqu’elle démarre une création, très vite elle doit savoir qui sera l’interprète et lui parler. Elle crée pour lui, selon sa manière de bouger, de vivre. « Porter un costume n’est pas une question de taille mais de maintien. Dès que vous touchez au physique de quelqu’un, vous accédez à des choses très personnelles. Il faut être attentif et habiller la proportion, faire du sur-mesure. » Si le casting est modifié, elle refait tout ! Ainsi pour Un amour de Swann, dans lequel Alain Delon incarne le baron de Charlus à la place de Michel Piccoli.
Projets pour Un amour de Swann

Maquettes pour Alain Delon et Michel Piccoli pour « Un amour de Swann » (Volker Schlöndorff, 1983)
Gouache, 1983 © ADAGP

Elle discute beaucoup avec les comédiens, multiplie les essayages, les accompagne souvent tout au long du tournage, leur propose parfois de choisir leur costume, et elle doit s’adapter. Ainsi, pour habiller Gérard Depardieu, « il faut tenir compte de son côté lion et du côté taureau. Il ne faut vraiment pas le gêner. Il doit être totalement libre dans ses costumes et pouvoir tout arracher s’il en a envie… » Quelquefois, elle va bien plus loin. Dans Le Frère du guerrier de Pierre Jolivet (2002), Vincent Lindon devait porter une culotte du XIVe siècle. Comme dans la vie il ne porte que du jean, elle teint pour lui de la toile de jean et la transforme en costume d’époque ! Pour L’Amant de Jean-Jacques Annaud, elle ne trouve pas le tissu qu’elle recherche à Saïgon, et se rend alors à la frontière du Cambodge. Là, le tissu est fabriqué à l’ancienne, avec de la boue et du sucre de canne, cuit pendant des heures. On ne le perçoit pas à l’image, mais les comédiens le sentent.

Projet pour L'Amant

« L'Amant » (Jean-Jacques Annaud, 1991). Crayon de couleur, mine de graphite © ADAGP.

Elle trouve aussi des astuces, comme pour Un dimanche à la campagne de Bertrand Tavernier. Les grandes enjambées de Sabine Azéma ne s’accordent pas avec les robes de l’époque qui imposaient aux femmes de faire de petits pas. Alors elle crée un plissé en bas de robe qui rend invisible la grande foulée de l’actrice.

Elle intervient également auprès des comédiens avec le « mode d’emploi » de certains costumes, tels que crinolines et paniers, leur apprend à passer une porte sans s’accrocher, à conduire une traîne de six mètres de long au sortir d’une pièce à reculons (comme les femmes d’ambassadeurs sous Louis XIV), à tenir une robe longue de jolie façon dans des escaliers… Enfin il y a le corset. Difficile à faire accepter, tant par les femmes dont la taille se trouve étranglée, que par les hommes, qui l’ont aussi porté à certaines époques où le mode de vie, entre sièges raides, chevaux ou berlines, l’exigeait…

Projet pour Adieu Bonaparte (Youssef Chahine, 1984)

« Adieu Bonaparte » (Youssef Chahine, 1984). Crayon de couleur, mine de graphite. © ADAGP.
Le corset doit être du sur-mesure qui s'adapte à la forme du corps et à la façon de respirer de chacun, au risque, sinon, de se transformer en instrument de torture !

Elle travaille aussi avec les comédiens pour qu’ils s’approprient une façon d’être et d’habiter à la fois le costume et le personnage. Pour Danton, elle recherche les métiers des jurés qui l’ont condamné : « en les identifiant, j’aidais [les comédiens] à porter leur costume, […] j’ai toujours aimé aller au maximum de ce qu’est un personnage ; c’est passionnant de creuser. Il faut toujours autour de cette petite architecture vivante qu’est le costume […], essayer de trouver ce qui le nourrit, et ne pas se contenter de recopier une image. Sinon c’est un désastre, c’est froid. »

Et parfois, elle réussit de véritables prouesses : à force d’astuce et de passion elle parvient, pour Vatel, à transformer l’acteur Julian Sands, 1,90 m, en Louis XIV, 1,54 m !

Travailler avec les autres corps de métier

Avant de prendre ses pinceaux ou ses crayons, avant même de lire le scénario, Yvonne Sassinot de Nesle discute avec le metteur en scène. Elle aime « écouter un regard ». Ensuite elle doit prendre en compte la totalité des éléments et des personnes qui vont construire le film. Elle accompagne les repérages, ou se procure des photos. Elle contacte au plus vite chef opérateur et chef décorateur, leur montre des gammes d’échantillons de tissus et des copies de ses maquettes, et les invite aux essayages.

La lumière va faire vivre les couleurs, et le choix des étoffes peut jouer, l’absorbant ou la réfléchissant, un peu, beaucoup ou trop… Si on veut produire un effet de trou noir, il faut du velours de coton qui absorbe complètement la lumière ; le velours de soie est moins vorace, et elle opte souvent pour cette matière. Le choix des couleurs est primordial. Elle se méfie du blanc qui attire l’œil et peut facilement nuire à un visage, ou rendre un costume trop voyant. La question se pose également avec les scènes de foule, Yvonne Sassinot de Nesle travaillant alors comme un peintre, cherchant l’harmonie de l’ensemble.

Il lui faut aussi vérifier avec le directeur de la photographie s’il ne compte pas modifier l’étalonnage de la pellicule. C’est ce que souhaitait faire Igor Luther pour Danton : tout tirer en bleu, alors que pendant la Révolution la mode était au rouge et que les carmagnoles étaient de cette couleur !

Projet pour Saint-Just

« Saint-Just ou la Force des choses » (Pierre Cardinal, 1974 [TV]).
Crayon de couleur, feutre, mine de graphite. © ADAGP.
On voit bien la prédominance du rouge dans cet habit qui date de la même époque que Danton.

S’il paraît évident qu’une costumière travaille avec le décorateur et le chef opérateur, elle consulte aussi d’autres corps de métier. Ainsi l’ingénieur du son, gêné par les bruits de certaines étoffes, le froissement du taffetas ou le nylon qui crépite dans ses oreilles… mais qui peut tout aussi bien vouloir que cela s’entende ! Ou le cadreur qui doit composer avec le volume des costumes, comme les robes et crinolines.

Projet pour Adieu Bonaparte (Youssef Chahine, 1984)

« Adieu Bonaparte » (Youssef Chahine, 1984).
Crayon de couleur, mine de graphite. © ADAGP.

Enfin, les lieux imprègnent l’imagination d’Yvonne Sassinot de Nesle. Les costumes du Voleur de vie (Yves Angelo, 1998), qui se passe à Ouessant, ont des tonalités grises, bleu-gris, couleur de lichen qui rappellent l’océan.

« Un costume peut être remarqué, mais ensuite le spectateur doit l’oublier. C’est alors qu’on peut dire qu’il colle à la peau du personnage… »


Sources

• Yvonne Sassinot de Nesle, « On les appelle ‘films à costumes’ », Collectif, Monuments stars du 7e Art, sous la direction de N. T. Binh, Paris, éd. du Patrimoine, 2010
• Yann Tobin, « Un film n’est pas un défilé de mode. Entretien avec Yvonne Sassinot de Nesle », Positif, n°425/426, juillet-Août 1996
• Jean A. Gili, Positif, n° 493, mars 2002
• Denis Parent, « Yvonne Sassinot de Nesle, L’Étoffe des héros », Studio magazine, n°13, avril 1988
• Entretien réalisé par Régis Robert, chef du service des archives, et Jacques Ayroles, chef du service des affiches de la Cinémathèque française, 23 août 2018
• « De la peinture au costume », Fr3 Nord Picardie. Réalisation Jean de Nesle, INA, 1979
• « Le bon plaisir de ....Yvonne Sassinot De Nesle », Nuits France culture, émission animée par Gérard Villain, disponible sur le site de France Culture.


Rachel Guyon est médiathécaire à la Cinémathèque française.