Youssef Chahine, mode d'emploi

14 novembre 2018

Réalisateur, producteur, scénariste et comédien, connu et reconnu dans le monde entier, Youssef Chahine, né en 1926, a traversé plus d'un demi-siècle de cinéma. Quatre films pour aborder l'œuvre foisonnante entre mélodrame, comédie, autobiographie, film historique et musical, du plus célèbre des cinéastes égyptiens.


Papa Amine (1950)

1950, Youssef Chahine a 22 ans et tourne son premier film. Il signe avec Papa Amine une drôle de comédie protéiforme, puisant dans le cinéma hollywoodien qui l’a nourri, tout en étant imprégnée des productions européennes, également importées en Égypte. Là-bas, une seule alternative possible, le mélo ou le music-hall. Mais Chahine veut autre chose. Commencé comme une gentille comédie familiale, doublée d’une bluette sentimentale, le film tourne vite au fantastique et même à la comédie musicale, non sans réalisme social et accents mélodramatiques. Un petit-bourgeois cairote décède en laissant sa famille dans la misère par négligence. Affublé d’un ange-gardien qui n’est autre que son propre père, il assiste impuissant aux difficultés de sa femme et de ses enfants. Un script inspiré des comédies célestes qui ont fleuri à Hollywood dans les années 40, et dont l’exemple le plus fameux reste La Vie est belle de Capra (1946). Chahine a forcément vu Le Défunt récalcitrant (A. Hall, 1941) auquel il emprunte son tapis de nuages pour faire déambuler au ciel ce père inspiré du sien, qui n’avait pas plus le sens des affaires.

Hussein Riad, grand acteur égyptien venu du muet, incarne Papa Amine, qui, vêtu d'une djellaba rayée, évoque presque Don Camillo. Invisible sauf pour le spectateur, ce père devenu fantôme est entouré de femmes habillées à l’occidentale, qui fument ou sirotent du Coca-Cola quand elles ne sont pas aux fourneaux, et d’un petit garçon privé du vélo dont il rêvait. Le Voleur de bicyclette (De Sica, 1947) n’est pas loin. La star Faten Hamama non plus. Sur les écrans depuis l’âge de 7 ans, la future épouse d’Omar Sharif (rencontré lors du tournage de Ciel d’enfer de Chahine en 1954 et qui se convertit à l’Islam pour elle), chante et danse dans le rôle de la sœur aînée sur le point de se marier. Au casting également, les magnifiques Hind Rostom, en amie émancipée de la famille, et Farid Chawki, en producteur de spectacles mal intentionné, futurs héros de Gare Centrale de Chahine en 1958. Cadrages obliques à la Busby Berkeley, sur des plateaux moins riches en figurants, et chorégraphies en smoking sur fond de musique orientale voisinent avec les extérieurs ensoleillés du Caire. L’occasion d’une plongée dans l’Égypte de 1950, celle d’avant l’Égypte républicaine, période de tumulte social et économique.

Un premier opus maîtrisé où s’exprime déjà tout Chahine, du côté des démunis, critique envers la religion et fasciné par un cinéma de genre dont il tisse ici un charmant patchwork qui fait toute l’originalité de Papa Amine.

Blandine Etienne


Gare centrale (1958)

Tourné en 1958, Gare centrale est un film de transition dans la filmographie de Youssef Chahine, changement d’aiguillage entre ses premiers films plutôt conventionnels et un cinéma bien plus personnel, novateur, et libre. Il sera interdit plusieurs années au Moyen-Orient pour cause de libido trop ostensible et de parti pris en faveur des indigents, mais, immense succès public, passera ensuite chaque semaine à la télévision égyptienne.

Sur le thème classique du triangle amoureux, Chahine tisse un conte sur le regard et le désir, explore la folie, celle qui sourd de la frustration. L’opulente Hanuma, fiancée à l’athlétique Abu Siri, attise les braises dans l’œil du mendiant boîteux Kenaoui, formidablement incarné par Chahine lui-même. On pense à Quasimodo et Esmeralda, bien sûr. Mais aussi par instants à Chaplin, tant l’art de Chahine de dépeindre les petites gens et la misère quotidienne est délicat.

La gare du Caire est un lieu de passage et de brassage idéal. La caméra de Chahine capte la valse des voyageurs, des bagages, virevolte entre les marchands à la sauvette, les travailleurs, les miséreux. Ceux qui partent, ceux qui restent. Entre les wagons et les rails, la vie s’écoule à vive allure, la gare palpite, microcosme indépendant avec ses structures, ses petits trafics et ses expédients. Le ballet des locomotives entrelace les destins, rythme les journées. Avec malice et tendresse, Chahine décortique toute la société égyptienne, épingle les religieux conservateurs au détour d’une réplique, évoque le syndicalisme naissant. Il fait de son Kenaoui simplet et bancal un héros, renversant les codes qui jusque-là portaient seuls aux nues les riches et les princes. Il montre aussi les femmes dans toute leur sensualité – Hanuma moulée dans sa djellaba trempée –, riant, dansant, à la conquête de leur indépendance.

Gare centrale est un film plein, rempli de bruits et de mouvements, un film vivant. Un film hybride, émaillé de néoréalisme, de grandeur hollywoodienne, à la croisée du documentaire social et du mélodrame policier. Un film foisonnant, plein de charme, éclairé de poésie, comme l’image de cette jeune fille qui traverse le film au moment des au revoir. C’est le film qui révèlera au monde entier le talent de Chahine à la fois acteur et cinéaste.

Hélène Lacolomberie


La Mémoire (1982)

C’est en tombant sur la figure d’Henri Langlois au détour d’une scène de La Mémoire que s’est porté notre choix, comme un clin d’œil aux liens qui ont longtemps uni le réalisateur égyptien à la Cinémathèque française. Passionnante, la veine autobiographique de Chahine offrait pourtant d’autres pistes peut-être plus commodes que ce film mal peigné – Alexandrie pourquoi, ou encore Alexandrie encore et toujours. Mais dans combien de films a-t-on l’occasion de croiser le génial père fondateur de cette maison ?

À l’image de ce Langlois de fiction, moustachu et arabe, fantaisiste et rêvé, La Mémoire est un étonnant mille feuilles, dont les flashbacks évoquent l’onirisme d’un Federico Fellini (8 ½), d’un Ingmar Bergman (Les Fraises sauvages) et surtout de Bob Fosse (All That Jazz). Mais là où le chorégraphe américain nimbait ses épuisements cardiaques et créatifs d’une atmosphère mortifère, Youssef Chahine opte pour le délire en pas chassés : « Pas de mélo » le somme sa mère au début du film. « On t’a prescrit le sourire » entend-on quelques scènes plus tard. Alors la caméra de Chahine danse et parcourt le monde. Son montage malaxe le temps, comme un gamin le ferait d’une pâte à modeler. Au début, puis à la fin du film, le cinéaste se campe d’ailleurs en grand enfant. Et c’est exactement cela : alors qu’il vient de frôler la mort, Chahine s’amuse tel un enfant. Il s’amuse de tout, de sa crise cardiaque, de son triple pontage, des aléas de sa carrière. Du festival de Cannes, aussi, dont il dresse un tableau doux-amer.

Bricolé, un peu fauché, et pourtant constamment inventif, son Mémoire est un flamboyant portrait de l’artiste en rêveur. Rêves d’Amérique (magnifique survol de New York sur fond de Rhapsody in Blue), rêves de liberté (évocation douloureuse de la censure) et, surtout, rêves de cinéma. On y rêve même si fort qu’au mitan du film apparaît un fantôme, celui d’Oum Kalsoum, morte sept ans plus tôt et ressuscitée par la grâce d’archives précieusement conservées par le cinéaste. Le cinéma comme mémoire, le cinéma plus fort que la mort. Grande idée, et grand film.

Xavier Jamet


Le Sixième Jour (1986)

1986, Youssef Chahine adapte le roman à succès d’Andrée Chedid, Le Sixième Jour. En toile de fond, l’Égypte de 1948. Celle de la lutte contre la présence anglaise, la corruption et l’épidémie de choléra qui ravage Le Caire. Une croyance veut qu’au sixième jour de la maladie « ou bien on meurt, ou bien on ressuscite ». C’est ce qu’affirme l’instituteur à Saddika, jeune grand-mère du petit Hassan qu'elle élève avec adoration. Saddika passe ses journées dans la salle de cinéma de son quartier à pleurer devant un vieux mélo égyptien, Le Sacrifice d’une mère. Chahine a confié le rôle tragique de la lavandière à Dalida. Ils se sont rencontrés dans les années 50, sur le tournage d’un film hollywoodien, lui était réalisateur de seconde équipe, et elle, doublure de Rita Hayworth. Délaissant les paillettes et la chevelure blonde du music-hall, la chanteuse campe dans Le Sixième Jour un personnage sombre et glacial. Sous le voile noir, la force de son visage et de son regard lui donne des airs de la Callas dans Médée de Pasolini. Chahine lui trouve « une stature extraordinaire qui ressemble à celle des paysannes égyptiennes, celles qui portent des jarres sur la tête et qui ont la démarche la plus élégante au monde avec le cou très droit ».

Face à elle, tout en contraste, le personnage d’Okka, montreur de singe, bouffon bondissant fasciné par Saddika, se prend pour Gene Kelly (à qui le film est dédié). Dans ses années de jeunesse, le cinéaste a pensé interpréter lui-même le rôle pour sa fantaisie et sa liberté. Ici c’est un jeune acteur débutant, Mohsen Mohieddine, qui chante et danse avec les gamins du quartier ou dans une longue séquence, avec fumigènes et parapluie, en pastiche de la comédie musicale américaine.

Dans des décors du Caire reconstitué en studio, Chahine n’hésite pas à mélanger les genres, rappelant son amour partagé entre le cinéma égyptien et les films américains qui ont nourri son adolescence. À la fois politique, dramatique, musical ou burlesque, le film devient dans son dernier tiers résolument onirique, quasi biblique, avec la descente du Nil. À bord d’une felouke, Saddika, Hassan et Okka fuient vers Alexandrie et la mer. Le rythme ralentit, les personnages, plus apaisés, ouvrent leur cœur, hissent la voile dans l’attente de voir la mer, jusqu’à l’aube inexorable du sixième jour. Superbe.

Delphine Simon-Marsaud